Dans son dernier opus « Sans transition, une nouvelle histoire de l’énergie », Jean Baptiste Fressoz se livre à une analyse des évolutions des systèmes énergétiques très partiale et partielle. Mais sans vraiment vouloir l’assumer, il alimente un climato-défaitiste ambiant qui veut nier les effets bénéfiques d’une transition énergétique en cours et alimente surtout la tentation de l’inaction puisque finalement, à quoi bon …. ? .
Dans « Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie », l’historien Jean-Baptiste Fressoz se livre à une analyse radicale des évolutions des systèmes énergétiques. Son éditeur, le Seuil, a cru bon de résumer la thèse par cette formule imprimée sur le bandeau qui ceint l’ouvrage : « La transition énergétique n’aura pas lieu. » Hélas, les gens qui parleront du livre sans l’avoir lu – et ils sont déjà nombreux – ne retiendront que cette phrase, franchement mensongère. Car Jean-Baptiste Fressoz ne s’aventure pas à pronostiquer l’avenir : « L’argument de ce livre n’est évidemment pas de dire que la transition est impossible car elle n’a pas eu lieu par le passé », écrit-il dès les premières pages. Pourtant, même en lui faisant grâce de cette nuance, on ne peut qu’être déçu par la teneur de la démonstration.
Malgré les dénégations de l’auteur, qui en appelle à un improbable sursaut décroissant mondial, l’ouvrage ne peut qu’alimenter le « climato-défaitisme » ambiant. À son corps défendant, l’historien donne des arguments aux partisans du laisser-faire qui passent leur temps à répéter l’évidence comme si c’était une révélation : oui, la transition énergétique sera difficile (mais elle est nécessaire) ; oui, elle mobilisera des matériaux et des ressources (mais elle réduira l’empreinte extractive mondiale). Il n’y a pas de solution parfaite, mais il y en a qui sont bien meilleures que d’autres. Les difficultés ne devraient pas nous faire baisser les bras, surtout quand de premiers signes indiquent que la transition est en passe de s’enclencher.
Des matériaux pour l’énergie et de l’énergie pour les matériaux
Une fois l’effet du bandeau dissipé, on plonge dans la première partie du livre, dans laquelle Jean-Baptiste Fressoz déploie ce qui fait le cœur de sa thèse : « Les sources d’énergie entrent en symbiose autant qu’en concurrence et ces relations expliquent pourquoi, au cours des XIXe et XXe siècles, les énergies primaires ont eu tendance à s’additionner plutôt qu’à se substituer. »
Dit plus simplement, il faut du bois pour extraire du charbon (les étais des mines) ou du charbon pour faire l’acier qui servira à fabriquer les voitures (qui rouleront au pétrole). Pour les énergéticiens, ce point est trivial : c’est tout le principe du fameux scope 3 des bilans carbones. Il faut effectivement des matériaux pour l’énergie, en amont du système énergétique, et de l’énergie pour les matériaux, en aval des systèmes énergétiques (on parle de quelques pourcentages dans chaque cas). Mais cela n’inverse pas les dynamiques des évolutions énergétiques.
La découverte de cette interrelation semble être LA thèse novatrice de l’auteur qu’il appelle pompeusement « symbiose énergétique ». On peut franchement s’interroger sur le réel apport de cette annonce… D’autant plus que JB Fressoz reconnait que le charbon ou le pétrole ne nécessite que quelques pour cent de la consommation de bois ou d’acier pour leurs extractions et mise à disposition. Dans ces conditions, peut-on vraiment nier une certaine transition quand quelques kilogrammes de bois permettent l’extraction de 100 kg de charbon dans un monde en expansion ?
Dans le même ordre d’idée, en aval du système énergétique, les matériaux consomment de l’énergie, mais au bénéfice de l’économie globale. La consommation de matière (acier, béton, plastique …) à une croissance de l’ordre de 3% par an avec un total autour de 100 milliards de tonnes aujourd’hui : mais est-ce attribuable entièrement au secteur de l’énergie ? Certainement pas. La consommation de matière par l’économie mondial est un sujet important, mais différent de celui de l’énergie. Au global, la consommation d’énergie pour la production de matière est de l’ordre de 15% de la consommation d’énergie mondiale. Elle ne peut être négligée dans l’analyse de la consommation mondiale d’énergie, mais c’est loin d’être le sujet fondamental de la transition énergétique comme JB Fressoz veut nous le faire croire. En tous les cas pas au point d’inverser des tendances de transition énergétique au sens strict du terme.
Prenons par exemple le cas de la Grande-Bretagne : sa consommation de charbon pour la production d’électricité est aujourd’hui plus faible qu’en 1757… et JB Fressoz de s’appuyer sur une publication universitaire chinoise pour expliquer que ce pays importerait en fait via sa consommation de biens 90 Mt de tonnes de charbon (soit un équivalent de 221 Mt CO2 importé en 2016), remontant en cause la sortie du charbon annoncé outre-Manche. Plus précisément, il écrit « Si l’on prend en compte le charbon incorporé dans les importations, la Grande-Bretagne consommerait 90 millions de tonnes (en 2016) – au lieu de 9 millions officiellement brûlés – presque autant qu’à la veille de l’assaut de Margaret Thatcher contre les mineurs britanniques. ».
Le chiffre avancé par JB Fressoz est en fait largement contestable. D'abord, la publication chinoise de référence fait ses calculs pour l'année 2012 et pas l'année 2016 qui celle de la rédaction de la première version de l'article finalement publié en 2018. Par ailleurs l’empreinte carbone officielle de la Grande-Bretagne indique pour l’année 2016, 250 Mt CO2 équivalent importés. Autrement dit, d’après les chiffres retenus par JB Fressoz, en 2016, 100% des importations de la Grande-Bretagne auraient été du charbon… En fait, la Chine, premier consommateur mondial de charbon, qui est souvent l’épouvantail de ce type d’analyse, ne représente que 39 Mt CO2 équivalent dans les émissions importées de Grande-Bretagne en 2016. Au niveau mondial, d’après le Global Carbon Project, les émissions exportées de la Chine ne représentent qu’environ 10% de ses émissions de CO2. C’est important, mais pas de nature à modifier les équilibres des dynamiques de transition énergétique.
Le mouvement technocrate : la meilleure partie du livre
Finalement, la partie la plus intéressante du livre est probablement celle qui traite du mouvement des technocrates aux États-Unis qui nait entre les deux guerres mondiales. Ayant comme figure historique T. Veblen ou MK Hubbert ce mouvement prône la fin de la monnaie pour tout compter en unité d’énergie …. Plus tard, MK Hubbert, théorisera le « peak oil » aux États-Unis (pic de production de pétrole) qui servira d’argument pour essayer d’assurer le financement de super générateur nucléaire aux États-Unis sensé donner une énergie sans limites. L’ensemble de cette théorie est aujourd’hui largement reprise par JM Jancovici, y compris pour les super-générateurs (comprendre Superphénix) qui semble d’un coup avoir un siècle de retard.
Le tournant : le discours de Jimmy Carter … ?
Mais le climax du livre arrive avec l’analyse des années 70/80. Un discours de Jimmy Carter est, d’après JB Fressoz, être le point de bascule entre une lecture de la consommation d’énergie en absolue qui permet de voir une accumulation des énergies plutôt qu’une substitution et une lecture en relatif (en pourcentage) qui induit une substitution entre les énergies par phase. J’ai vécu en bonne partie ces années et l’analyse de ce point de rupture me surprend franchement.
Figure 1. Comparaison des deux visions de la transition énergétique
Il ne semble pas qu’une lecture ait particulièrement pris le pas sur l’autre, les approches en absolu et en relatif se complètent plus qu’elles ne s’opposent.
Mais seule la vision de l’évolution du mix énergétique mondial en absolu trouve grâce aux yeux de JB Fressoz. Pourtant cette analyse cache bien des effets. Il y a eu des transitions énergétiques, au sens substitution entre énergies, dans le passé : le pétrole a remplacé le charbon dans les transports, le gaz ou le nucléaire ont remplacé le charbon pour la production d’électricité. Dans le même ordre d’idée, le graphe d’accumulation des consommations d’énergie à l’échelle mondiale cache en fait des évolutions suivant le niveau de développement des pays (le livre d’ailleurs ne parle que des pays riches et franchement beaucoup des États-Unis). Les pays développés ont tendance à voir leurs consommations d’énergie stagner, voire baisser en lien avec leur passage à une économie de service. Dans le même temps, les pays en développement qui ont besoin de construire leurs infrastructures, prennent le relais et tirent la consommation mondiale d’énergie vers le haut. C’est aussi une certaine forme de transition énergétique.
Pour JB Fressoz, une fois ce point de bascule « discours de J. Carter » passée, tout s’est fait dans les années 80 qui seraient marquées par un débat intense sur le changement climatique avec une certitude sur l’impact des activités de l’homme sur l’évolution du climat. S’il y a certainement eu débat scientifique, il est loin d’avoir eu l’écho et surtout le consensus que l’on peut voir aujourd’hui, comme le laisse à penser la lecture du livre. Pour s’en convaincre, il suffit de réécouter les échanges entre le Commandant Cousteau et Haroun Tazieff (https://www.youtube.com/watch?v=tPjHLRYZiHM).
On peut aussi lire dans le premier rapport du GIEC qui date de 1990 qui résume bien la pensée des années 80 : la température moyenne de l’air à la surface du globe a augmenté de 0,3 °C à 0,6 °C au cours des 100 dernières années ; l’ampleur de ce réchauffement est globalement conforme aux prédictions des modèles climatiques, mais elle est également de la même ampleur que la variabilité naturelle du climat. Ainsi, l’augmentation observée pourrait être due en grande partie à cette variabilité naturelle ; d’un point de vue alternatif, cette variabilité et d’autres facteurs humains auraient pu compenser un réchauffement de l’effet de serre d’origine humaine encore plus important ; la détection sans équivoque de l’augmentation de l’effet de serre à partir des observations n’est pas probable avant une décennie ou plus.
C’est un discours d’un patron de la R&D d’Exxon dans les années 80 qui aurait, d’après l’auteur du livre, enfoncé le clou et servi de base, pour les industriels, à la définition de la transition énergétique comme une simple substitution des hydrocarbures par les énergies renouvelables.
Ce discours est celui effectué par Edward David, patron de la R&D d’Exxon au 4e symposium Ewing en 1982 (voir ici https://www.documentcloud.org/documents/4412833-Inventing-the-Future-ER-amp-EC-1982). E. David y indique que :
le changement climatique amène à devoir anticiper une transition énergétique de long terme suffisamment tôt pour éviter toute rupture du système ;
l’utilisation de scénarios de prospective long terme est nécessaire et utile pour identifier les solutions possibles et Exxon se prête également et modestement à ce type d’exercices ;
peu de gens doutent que le monde est entré dans une transition énergétique, de la dépendance aux combustibles fossiles vers un mélange de ressources renouvelables qui ne posera pas de problèmes d’accumulation de CO2. La question est de savoir comment aller d’ici à la, tout en préservant la santé des systèmes de soutien politique, économique et environnemental. Exxon considère qu’il y a le temps (en 1982, donc…) de trouver les solutions pour régler le problème ;
en ce qui concerne Exxon, la première action pour réduire les émissions de CO2 est l’efficacité énergétique pour laquelle le potentiel d’économie d’énergie est très important (E. David reprend des exemples pour les raffineries du groupe Exxon notamment) ;
pour combler le manque de pétrole nécessaire à la demande d’énergie dans le secteur des transports (pour rappel, en 1982, date de ce discours, on sort des deux crises pétrolières des années 70 avec encore des craintes importantes de pénuries), il pourrait être fait appel à la production de carburants liquides de synthèse issue de charbon et/ou de pétrole lourds. Les émissions de CO2 de ces solutions sont plus élevées que pour la production de carburants classiques, mais celles-ci pourraient être abaissées par l’amélioration de l’efficacité des procédés et via l’utilisation d’hydrogène ex-énergie nucléaire ou solaire thermique ;
il ne croit pas au futur du véhicule électrique ni à l’énergie solaire qui ne pourra servir qu’un marché de niche de sites isolés. Les carburants liquides resteront, d’après Exxon, la forme d’énergie dominante dans le secteur des transports ;
en dehors du pétrole, Exxon travaille en R&D sur le cycle du combustible nucléaire et pour la production de silicium amorphe nécessaire à la fabrication de panneaux solaires.
Sur cette base, JB Fressoz de retenir « …Exxon était déjà là pour sauver les baleines et, cent ans plus tard l’entreprise répondra « présente » pour accomplir la troisième transition celle qui sauvera le climat en installant « des énergies renouvelables qui ne poseront pas de problème de CO2 ».
Mais dans ce discours, jamais E. David ne mentionne une volonté d’Exxon de développer une activité hors pétrole vers les énergies renouvelables. Bien au contraire. Il défend une position ultra classique des pétroliers sur la supériorité des carburants hydrocarbonés liquides et la nécessité de développer les carburants de synthèse issue de charbon dont il s’attache surtout à minimiser l’impact sur les émissions de CO2. Et loin de ne s’appuyer que sur la substitution d’une énergie par une autre qui est la critique centrale de JB Fressoz sur la transition énergétique, E. David, fait de nombreuses fois référence dans ce discours aux économies d’énergie comme mesures importantes pour réduire les émissions de CO2.
JB Fressoz fait un contresens total d'interprétation de la position d’Exxon sur laquelle il s’appuie pour définir la « transition énergétique » qu’il critique.
Le poids de l’histoire
Le monde de l’énergie des années 80/90 a surtout été marqué par les crises pétrolières des années 70, une certaine transition pour ne pas dire spécialisation du pétrole vers le secteur des transports, l’expansion de la production du pétrole en mer, une recherche sur les carburants de synthèse produits à partir de charbon, mais avec peu d’application, pas vraiment d’investissement du secteur pétrolier dans le charbon, contrairement à ce qui est dit dans le livre, une phase d’expansion importante de l’énergie nucléaire, puis une entrée en hiver de ce secteur marqué par les accidents de Three Miles Island aux États-Unis et de Technnobyl en Ukraine. Mais pas un mot de tout cela dans le livre de JB Fressoz.
C’est également durant cette période qu’émergent des démarches importantes liées à la maitrise de la consommation d’énergie : l’ancêtre de l’ADEME, l’Association Française de la Maitrise de l’Énergie est créé en 1982, le concept de Negawatt est inventé en 1984 par Amory Lovins, les travaux de Benjamin Dessus du début des années 90 sur la prospective énergétique permettent de mieux définir une transition énergétique qui va bien au-delà d’une simple substitution d’une énergie par une autre (qui est la définition bien restrictive retenue par JB Fressoz), l’association Negawatt est créée en 2002 avec son triptyque sobriété, efficacité, énergie renouvelables…. Mais toujours rien de tout cela n’existe pour JB Fressoz. Pas de trace non plus du protocole de Kyoto en 1997, qui marque pourtant un tournant et le vrai début d’une certaine forme de transition énergétique que l’on observe aujourd’hui.
Et il est là le vrai problème de ce livre, il efface une bonne partie de ce qu’il s’est passé depuis les années 90 qui contredit sa thèse principale et induit le doute sur la transition énergétique au moment même où elle intervient. Précisément quand les mesures de sobriété ou même de décroissance commencent à faire leur apparition non seulement dans le débat, mais aussi dans les scénarios de long terme, et surtout dans les mesures politiques mises en œuvre.
Dans la conclusion titrée « le poids de l’histoire », JB Fressoz utilise deux références. Celle du GIEC et celle de l’Agence de l’information sur l’Énergie américaine (l’EIA à ne pas confondre avec l’Agence Internationale de l’Énergie, l’AIE ou l’IEA en anglais). Mais il ne reprend que partiellement le graphe originel du GIEC en ne publiant que les émissions de CO2 et en oubliant le graphe exprimé en CO2 équivalent incluant tous les gaz à effet de serre (CH4, N20, ...). Si on remonte à la source (cf figure 2 et 3) on trouve en fait un message différent de celui que JB Fressoz indique dans son livre.
Figure 2. Émissions mondiales de gaz à effet de serre. (Source : GIEC)
Figure 3. Graphe et légende des évolutions des émissions mondiales de CO2 uniquement issue du livre de JB Fressoz p. 259 pour comparaison avec la figure 2
Sur la figure 3, on voit en particulier, une stabilisation annoncée des émissions de gaz à effet de serre sur la base de la mise en œuvre des politiques d’aujourd’hui. On y voit également une baisse des émissions dans le cadre des engagements pris par les pays (NDC absente dans la figure 2 et présente dans la figure 3…). Et le bilan des engagements réalisé par la CNUCC en amont de la COP 28 publié en octobre dernier ne dit pas autre chose en indiquant la possibilité qu’un pic des émissions mondiales de gaz à effet de serre atteint avant 2030 avec une température possible d’ici à 2100 non pas de 3,2°C comme indiqués dans le livre (voir figure 3), mais comprise entre 2,1 et 2,8 °C.
Dans la même veine, alors que l’Agence Internationale de l’Énergie annonce dans son dernier « World Energy Outlook » publié en octobre dernier un pic de consommations des énergies fossiles d’ici à 2030, JB Fressoz choisi de complètement l’ignorer. Cette annonce forte est basée non seulement sur la diffusion massive des énergies renouvelables, mais est aussi due à l’essor des véhicules électriques, des pompes à chaleur, de l’éclairage par LED, des mesures de sobriété et d’efficacité énergétique...
Alors évidemment, nous sommes encore loin des trajectoires limitant la hausse de la température à +2°C. Mais il apparait difficile de rester complètement aligné sur les visions très conservatrices comme celles présentées par l’Agence de l’Information de l’Énergie des États-Unis, premier producteur mondial d’hydrocarbures (ou de l’OPEP qui dit à peu près la même chose), comme le fait JB Fressoz dans son livre.
Un livre qui oublie de conclure
JB Fressoz en réaction à une version très partielle de l’histoire de l’énergie en propose dans son livre une autre version elle-même très partielle. C’est dommage de n’avoir pas su convertir ce besoin de rétablir une certaine réalité sans tordre les faits pour uniquement servir une thèse initiale qui se défend assez mal. Je rajouterai qu’il manque un chapitre à ce livre sur les leçons à retenir pour le futur. Contrairement à ce qu’annonce le bandeau très racoleur du livre, une certaine forme de transition énergétique a déjà lieu, même si elle n’est pas suffisante. Le reste du chemin pour nous ménager un avenir climatique soutenable, reste encore à construire. Mais contrairement à la thèse climato-défaitiste portée par JB Fressoz, il y a encore bien des possibilités qui nous sont ouvertes.
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