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Stephane HIS

Neutralité carbone : les promesses des compagnies pétrolières n’engagent que ceux qui y croient

Total Energies, Shell, Exxon… Les super majors pétrolières occidentales ont pris des engagements de neutralité carbone à l’horizon 2050. Mais que valent-ils exactement ? Revue de détail.


Depuis la COP21 à Paris, les compagnies pétrolières sont de plus en plus exposées au risque de voir leurs très lucratives activités diminuer et même à terme disparaître. Parmi celles-ci, les super majors occidentales ont pris des engagements très médiatisés de neutralité carbone à l’horizon 2050. Serions-nous à l’aube d’une conversion majeure de ces compagnies internationales parfois centenaires ou s’agit-il simplement d’un exercice d’écoblanchiment ?


En 2015, lors de leur rencontre à Paris, les 169 Etats parties à la convention de l’Onu sur le climat se sont accordés sur l’objectif de limiter la hausse de la température à la fin du siècle bien en dessous de + 2°C et si possible à + 1,5° par rapport à l’ère préindustrielle.


Ce dernier objectif a finalement été largement entériné suite à la publication en 2018 par le Giec d’un rapport sur les conséquences déjà très lourdes d’un réchauffement limité à + 1,5°C. Ce rapport précise les conditions permettant d’y parvenir. Elles passent notamment par l’atteinte, à l’échelle mondiale, du seuil de « zéro émissions nettes » au milieu du siècle. Une situation où les émissions qui n’auront pas été éliminées devront être compensées par des captures équivalentes de CO2 par des moyens reposant sur la biomasse (la plantation de forêts) ou sur des procédés industriels (la capture et le stockage du CO2).


A la suite de ce rapport, l’objectif ZEN (zéro émissions nettes) en 2050 a été adopté par de nombreux Etats (États-Unis, Union européenne, Chine…), des régions, des villes et des sociétés privées. Sous la pression notamment de leurs actionnaires activistes, les super majors pétrolières occidentales (Exxon, Chevron, Total Energies, BP, Shell, Eni) ont suivi ce mouvement et revendiquent désormais cette même ambition.


La combustion, un enjeu écarté


Ces entreprises se sont engagées à être « ZEN » en 2050 en présentant une batterie d’indicateurs clés chiffrés. Ils peuvent se classer en deux grandes familles : d’une part les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES), d’autre part les investissements « bas carbone » censés préparer la sortie des activités pétrolières et gazières.


Mais lorsqu’on analyse leurs engagements de réduction de GES, ce qui frappe d’abord, c’est que les principaux efforts des six majors portent sur la réduction de leurs émissions liées à la production de pétrole et au raffinage, soit les « scopes » 1 et 2, et beaucoup moins sur le scope 3, c’est-à-dire la combustion des produits que ces entreprises vendent, à commencer par le carburant dans les réservoirs des automobiles ou des avions. Or dans le secteur pétro-gazier, le scope 3 représente 80 % des émissions de la chaîne de valeur du producteur au consommateur. C’est l’enjeu principal (dans le bilan carbone d’une entreprise, le scope 1 désigne les émissions directes liées à la production, le scope 2 les émissions indirectes liées à la consommation d’électricité et le scope 3 le reste des émissions indirectes en amont et aval des activités de l’entreprise considérée : transport, consommation par les usagers finaux, voyages professionnels…).


Aux Etats-Unis, cette réticence à inclure le scope 3 dans les engagements est entière. Quand Exxon Mobil et Chevron disent s’aligner sur l’objectif ZEN en 2050, il s’agit pour elles d’atteindre la neutralité carbone exclusivement pour leurs émissions liées à la production de pétrole et à son raffinage. Leurs concurrentes européennes se montrent beaucoup plus ambitieuses puisque leurs objectifs portent également sur le scope 3.


Toutefois, le diable se cache dans les détails de ce que l’on compte et de ce que l’on ne compte pas. La tendance des majors à minimiser leurs responsabilités climatiques se retrouve en effet également dans leurs choix méthodologiques pour mesurer leur alignement sur l’objectif « ZEN » en 2050.


En premier lieu, le périmètre des émissions prises en compte par les majors est restreint aux unités industrielles qu’elles opèrent, et non celui des unités qu’elles détiennent, dont l’exploitation est parfois sous-traitée à un opérateur tiers. Or l’écart entre les deux est de l’ordre de 20 % à 30 %.


Bizarreries comptables


Autre bizarrerie : considérer les matières plastiques produites avec leur pétrole comme des « puits de carbone », dans la mesure où, n’étant pas brûlées, elles ne dégagent pas de dioxyde de carbone. Mais on sait pertinemment qu’à terme ces matières plastiques finiront d’une manière ou d’une autre en CO2 émis dans l’atmosphère, soit via un processus de biodégradation (qui peut être très lent…) soit par la combustion dans des incinérateurs (lorsqu’elles finissent à la poubelle, par exemple).


Ces compagnies peuvent aussi ne vouloir comptabiliser leurs émissions que pour le pétrole et le gaz qu’elles produisent, mais non celui qu’elles vendent sans l’avoir produit. Il y a en effet beaucoup de pétrole et de gaz qui transitent dans ces compagnies. Elles vendent une partie des énergies fossiles produites par les gisements qu’elles détiennent, mais achètent aussi du pétrole qu’elles vont raffiner et achètent enfin de l’essence qu’elles vont vendre en stations-service, mais qu’elles n’ont pas nécessairement raffinée.


Une telle distinction permet par exemple à Exxon, pour l’année 2022, de réduire le périmètre de rapportage de ses émissions de 720 millions de tonnes de CO2 équivalent par an à 540 millions de tonnes CO2 éq (les différents gaz à effet de serre (gaz carbonique, méthane…) n’ont pas le même pouvoir de réchauffement. Leurs émissions sont exprimées dans une unité commune, l’équivalent-CO2).


L’IPIECA, organisme qui établit les standards de rapportage carbone de ces compagnies, indique que pour éviter le double comptage, les compagnies pétrolières peuvent choisir l’étape qu’elles jugent la plus représentative pour estimer leurs responsabilités « scope 3 ». En conséquence, elles ne se privent pas pour retenir l’étape la plus favorable.


Le cas de Total Energies, qui a attaqué en justice Greenpeace sur ce sujet, est intéressant. La super major française a évalué à 400 Mt CO2 éq. par an les émissions de GES générées par la combustion de ses produits vendus (elle promet que ces émissions seront ramenées à zéro en 2050 avec 25 % de son activité qui sera lié au pétrole et au gaz et 75 % qui sera tiré par des projets « bas carbone », l’ensemble amenant une émission de 100 Mt CO2 éq/an compensés par des actions de capture et de stockage de CO2). Greenpeace a de son côté estimé le bilan global des émissions de Total Energies à 1 600 Mt CO2 éq., soit 4 fois plus.


La différence provient pour l’essentiel des activités de trading du groupe. BP et Shell, en revanche, retiennent pour le calcul de leur indice clé « scope 3 » (exprimé en émissions rapportées à la consommation) un périmètre équivalent à celui retenu par Greenpeace, avec des bilans respectivement de l’ordre de 1,6 et 1,2 milliard de tonnes de CO2 éq.


Chaque compagnie a sa méthode propre de calcul


A côté de ce problème de périmètres à géométrie très variable s’ajoute le choix d’une mesure des baisses d’émissions en termes relatifs et non absolus. L’indicateur retenu par les majors pétrolières pour atteindre la neutralité carbone en 2050 n’est pas le nombre de tonnes de CO2 émises, mais l’intensité carbone, autrement dit la quantité de CO2 émise pour une quantité de produit énergétique donnée (soit les émissions de gaz à effet de serre par unité d’énergie consommée, exprimées en gr CO2 éq/MJ (gramme de CO2 équivalent par millions de joules). Certaines majors indiquent toutefois des objectifs « scope 3 » intermédiaires en émissions absolues en 2030 pour BP ou Total, mais pas pour 2050. Seule ENI s’engage à annuler ses émissions scope 3 en valeur absolue en 2050, en plus d’un objectif en intensité carbone des produits vendus.).


Ce raisonnement est problématique car sa baisse n’implique pas nécessairement une réduction des émissions absolues de l’entreprise. En effet, si l’intensité carbone baisse mais que dans le même temps la quantité d’énergie vendue croît plus rapidement, alors... les émissions augmentent ! Pour ne rien simplifier, chaque compagnie a sa propre méthode pour calculer son intensité carbone, ce qui rend les comparaisons difficiles.


Sur le périmètre strict de leur activité, la plupart des majors revendiquent ainsi leur alignement sur l’accord de Paris. De fait, elles ont réduit leurs émissions de 5 % à 10 % sur leurs scopes 1 et 2 au cours de ces dix dernières années (l’année de référence retenue varie suivant les compagnies et se situe entre 2015 et 2020). Ces réductions sont la résultante d’une baisse de leurs fuites de méthane, d’une limitation du torchage (le fait de brûler le gaz qui sort d’un puits de pétrole) et de l’amélioration de l’efficacité énergétique des unités industrielles.


Pour les compagnies européennes, l’indice utilisé pour matérialiser les émissions en scope 1, 2 et 3 (intensité carbone incluant les produits vendus) baisse de 5 % à 10 % également. Mais ces baisses marquent-elles le début d’un changement de modèle d’affaires imposé par l’urgence climatique ?


Les majors n’ont, dans les faits, toujours pas amorcé le virage vers la production d’énergie bas carbone. La principale action qui a permis la réduction de l’intensité carbone des sociétés pétrolières a été de s’orienter de manière massive vers le gaz naturel. Le gaz représente aujourd’hui 40 % à 50 % de la production d’énergie de ces compagnies, contre 25 % à 40 % au début des années 2000. Ce mouvement n’est pas le résultat d’une prise de conscience climatique mais une tendance lourde depuis une vingtaine d’années : en prospectant de nouveaux gisements de pétrole, ces compagnies ont trouvé beaucoup de gaz, qu’elles ont cherché à valoriser.



La pertinence climatique de cette diversification est très discutable. Présenter le gaz comme « énergie de transition » est de plus en plus contesté, notamment en raison d’une meilleure connaissance du niveau de fuites de méthane, qui peuvent dans certains cas rendre le gaz naturel aussi impactant pour le climat que le charbon.


Retours sur engagements


Aucune de ces sociétés n’est aujourd’hui engagée dans l’arrêt de l’investissement dans le secteur des énergies fossiles (dont le gaz fait partie), à rebours de ce que préconise l’Agence internationale de l’énergie (AIE) dans son rapport sur les conditions de la réalisation effective d’un scénario ZEN en 2050.


Pire, certaines majors sont même revenues sur leurs engagements. Shell a annoncé début juin sa volonté de stabiliser voire d’augmenter légèrement sa production de pétrole d’ici à 2030. Elle abandonne ainsi son objectif précédemment annoncé (février 2021) de réduction de sa production de pétrole de 1 % à 2 % par an.


De son côté, BP a déclaré en février 2023 que sa production de pétrole et de gaz en 2030 serait de 25 % inférieure à 2019, revenant sur son engagement précédent d’une réduction de 40 % à cette échéance. En conséquence, BP est également revenu sur ses objectifs de réduction de gaz à effet de serre : pour les émissions liées à la consommation de ses produits (scope 3), la super major britannique ne vise désormais plus qu’une baisse de 20 % à 30 % en 2030 par rapport à 2019, inférieure à l’objectif précédent de 35 % à 40 %.


Enfin, Total a annoncé le 27 septembre 2023 à New York, une hausse de sa production d’hydrocarbures de 2 à 3 % par an jusqu’en 2028.


Il est vrai qu’en contrepoint, les majors investissent désormais dans les activités « bas carbone », un effort global estimé à 17 milliards de dollars en 2022. Mais elles poursuivent parallèlement leurs développements dans le secteur du pétrole et du gaz qui représentent encore plus de 80 % de leurs investissements.



Dans ces stratégies « bas carbone », les compagnies américaines privilégient des projets de capture et stockage de CO2, censés à terme réduire les émissions de leurs principales installations tout en permettant la prolongation de leur modèle d’affaires. Du côté des compagnies pétrolières européennes, un mouvement important de diversification vers les énergies renouvelables a été opéré mais reste peu visible dans les bilans d’activités de ces sociétés. À titre d’exemple, chez Total Energies, la société la plus avancée dans cette diversification, les énergies renouvelables représentent moins de 1 % de l’énergie produite.


À l’avenir, la situation devrait s’améliorer, mais de manière marginale. Dans les meilleurs des cas, les énergies renouvelables représentent 25 % à 30 % des investissements globaux de ces sociétés. Ainsi, les super majors investissent encore massivement dans le secteur des énergies fossiles et leurs investissements dans le secteur bas carbone restent peu significatifs au regard des investissements mondiaux dans le secteur des énergies renouvelables, estimés à près de 500 milliards de dollars en 2022.


Aucune société pétrolière n’a encore pris l’engagement de ne plus investir dans le pétrole ou le gaz, rappelle l’Oil and Gaz Benchmark. L’ONG Reclaim Finance, dans une analyse récente sur les super majors occidentales, conclut qu’aucune super major pétrolière n’a une stratégie alignée avec le scénario ZEN en 2050 de l’Agence internationale de l’énergie. Sur les 4 000 milliards de dollars de bénéfices réalisés par le secteur pétrogazier dans son ensemble en 2022, seulement 0,5 % a été réinvesti dans le secteur bas carbone.


C’est ce qui a fait dire début juillet à Christiana Figueres, une des architectes de l’accord de Paris, ancienne secrétaire générale de la Convention des Nations unies sur le changement climatique : « J’ai pensé que les compagnies pétrolières pouvaient changer, j’ai eu tort. »

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